Laure de Chevron Villette
RENCONTRES VIGNERONNES
Laure de Chevron Villette
Interview de Laure de Chevron Villette de l’abbaye de Fontfroide.
Après avoir battu le pavé parisien pendant 35 ans, Laure de Chevron Villette est revenue sur sa terre natale en 2004 pour devenir vigneronne à l’abbaye de Fontfroide. Histoire d’un retour à la terre à la fois romantique et réussi.
Que faisiez-vous avant de vous occuper des vignobles de Fontfroide ?
Je suis née à Béziers, mais j’ai passé une grande partie de ma vie à Paris. J’y ai effectué toutes mes études, puis y ai travaillé en tant que juriste pendant plusieurs années. C’est en 2004 seulement que je suis revenue dans les Corbières, avec mon mari et mes enfants, dans le but de reprendre les exploitations viticoles familiales.
Un formidable tournant dans votre carrière…
On peut parler d’un changement de vie complet. Mon mari et moi sommes retournés sur les bancs de l’école en 2005, au CFPA du Quatourze, pour préparer un BPREA. Et je me suis installée Jeune Agricultrice en 2007.
Qu’est-ce qui a motivé ce virage à 180° ?
C’est un retour à la terre qui nous a appelé ici, dans le but de remonter les 2 exploitations dont s’occupait mon père à l’époque : une propriété près de Puisserguier dans l’Hérault, et le vignoble de Fontfroide. Mon mari, qui travaillait jusqu’alors dans de grands groupes marketing et commerciaux en région parisienne, était lui-même fils de vigneron en Côtes de Provence.
Dans quel état est le domaine à votre arrivée en 2004 ?
Fontfroide ne possède pas vraiment de gamme de vins en 2004. La majeure partie du vin est apportée en cave coopérative. Cependant, il existe déjà un chai de vinification grâce à mon père qui, dans les années 90, rachète le domaine de St-Julien de Septime - une ancienne grange de Fontfroide, sortie de la propriété de Fontfroide à la révolution. L’ancienne cave de vinification de l’abbaye, qui a servi jusqu’au 18ème siècle et n’offrait qu’une petite capacité, est aujourd’hui devenue le caveau de dégustation.
A quand remonte l’existence de la vigne à Fontfroide ?
C’est une activité historique. Au moment de la fondation de Fontfroide (fin 1093), les premiers ermites qui vivent dans le massif se regroupent en communauté, décident de construire une abbaye en dur, et plantent le premier cep au moment où ils posent la première pierre. La vie d’une abbaye est absolument indissociable de la culture de la vigne, car le vin est nécessaire pour les célébrations. Cette activité a perduré, en dépit des 2 périodes d’abandon de l’abbaye (1792-1848 et 1901-1908).
Quels sont les liens entre votre famille et l’abbaye de Fontfroide ?
Mes arrières grands parents décident d’acheter l’abbaye en 1908. Ils viennent tous les deux de très grosses familles de viticulteurs de la région, et possèdent à eux deux une quinzaine de propriétés. Ils s’attèlent surtout à la restauration du bâti, et pas trop à la culture de la vigne au départ. C’est à la faveur, si l’on peut dire, de l’incendie de 1986, que l’on décide de replanter la vigne à Fontfroide. Mon père s’en occupe et se prend au jeu : il retrouve, sur le cadastre viticole du 18ème siècle, les parcelles de l’époque plantées par les moines, et replante aux mêmes endroits.
Qu’avez-vous fait pour développer l’activité du domaine ?
Nous avons fait de très importants investissements pour la restructuration du vignoble et de la cave. Progressivement, nous avons été en capacité de vinifier directement sur place, et de monter peu à peu la qualité des vins et assemblages, pour arriver aujourd’hui à une gamme de 11 références (dont 70% est en AOP Corbières).
Quel est le résultat en 2020 ?
Aujourd’hui, l’exploitation fait pratiquement 45 hectares, et nous proposons 3 gammes de vin :
- Une gamme en IGP Oc, Via Hominis.
- La gamme Ocellus, qui se décline dans les 3 couleurs
- La gamme Deo Gratias, qui se décline aussi dans les 3 couleurs.
Pour quel type de commercialisation avez-vous opté ?
Nous avons opté pour le circuit court, avec l’idée de travailler en cercles concentriques : d’abord à l’abbaye, puis également au restaurant, car nous avons été amenés en 2006 à rependre la gestion du restaurant de l’abbaye. Aussi pour contenter les visiteurs de l’abbaye aux profils gustatifs variés, nous possédons une gamme large : IGP, Muscat sec, Muscat doux, jusqu’à des vins plus élevés et boisés.
Comment le massif de Fontfroide est-il protégé ?
Il est classé dans le Parc Naturel Régional ainsi qu’en zone Natura 2000.
Sur le plan environnemental, quelles actions menez-vous ?
Jusqu’à présent, nous travaillions en agriculture raisonnée. Cette année, nous passons en HVE3 et Terra Vitis. Nous conduisons déjà l’ensemble des jardins et la roseraie en agriculture biologique sans pesticides, et sommes labellisés refuge LPO (Ligue de Protection des Oiseaux) car le site possède énormément d’oiseaux sur le site et d’abeilles (plus de 100 ruches). Nous accueillons aussi, depuis cet hiver, un berger et son troupeau de 700 brebis.
En dépit de l’étendue de vos gammes, comment décririez-vous les vins de Fontfroide ?
Le terroir de Fontfroide, très particulier, se distingue par sa fraîcheur. Le nom vient du latin fons frigidus, qui signifie « fontaine froide ». Le massif possède des sources d’eau qui alimentaient autrefois l’abbaye, et sont toujours en activité de nos jours. Elles produisent moins qu’autrefois, mais créent des courants souterrains frais. Cette réserve hydrique naturelle et la fraîcheur des sols confèrent leur typicité à nos vins, qui sont sur le fruit, la finesse et la fraîcheur. Nous essayons de promouvoir cette typicité, car il s’agit véritablement de l’expression de notre terroir.
Existe-t-il un vin en particulier qui a fait la renommée du domaine ?
La cuvée Deo Gratias, créée en 2003 – nos premières vendanges ici – représente le fleuron de la gamme de l’abbaye. Il s’agit d’un assemblage de Syrah (70%) et de Grenache (30%), vinifié en cuve de manière classique et élevé pendant 14 mois dans des barriques 2e-3e vin. Ce vin est très rond, très fondu, gourmand, sur le fruit, et pas trop marqué par le bois (sauf sur notre blanc Deo Gratias). Le rosé est également très rond, très velours.
Êtes-vous heureuse de ce retour à la terre ?
Tout à fait ! Je ne le regrette pas du tout. C’était un choix de vie pas très cartésien, notamment d’un point de vue financier… Mais la qualité de vie et le retour à la terre nous tenaient à cœur. Nous avions envie de développer quelque chose ici autour de ce monument qui est un joyau du patrimoine local, et sur lequel on savait qu’il y avait un potentiel magnifique. Je suis très heureuse de faire perdurer cela dans le temps, et de le transmettre.
La relève est-elle déjà prête ?
Fontfroide est une histoire de famille, et nous sommes une très grande famille.... Depuis 2014, je dirige avec une partie de ma famille l’abbaye elle-même, et suis directrice générale de l’ensemble des activités de l’abbaye. Je suis, en ce qui me concerne, une arrière-petite-fille de Madeleine et Gustave Fayet, qui ont acheté l’abbaye en 1908. Mais nous sommes potentiellement 200 descendants en ligne directe aujourd’hui ! Notre objectif est de transmettre cette passion à ceux qui nous suivent. J’appartiens à la quatrième génération. Et il y en a déjà deux autres qui sont nées…
Quels sont vos projets ?
Une nouvelle cuvée, en préparation depuis 2 ans, sort au mois de juin 2020. Elle va s’appeler Spiritualis.
Comment se situera-t-elle dans votre gamme ?
Déjà dans la dénomination des vins, on remarque une progression : Via Hominis veut dire le chemin des hommes, Ocellus fait référence à un élément architectural de l’abbaye (les ouvertures rondes), et Deo Gratias reprend sur l’étiquette le dessin de la croix de Fontfroide qui domine l’abbaye. Enfin, Spiritualis apporte une dimension quasi spirituelle…
Pouvez-vous nous en dévoiler un peu plus ?
Spiritualis est un assemblage Syrah-Mourvèdre, vinifié en barriques. Un rouge avec de la matière, assez dense, et un vin de garde plutôt haut de gamme dont on fera de petites quantités, destiné à montrer ce que nous sommes capable de faire sur ce terroir.